La grande duchesse de Toscane à Bernières

par Stéphane MANDELKERN


 

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n trouve, dans l'ouvrage " La maison de Moisant de Brieux à Bernières"[1] la mention des détails suivants, tirée des registres de la ville de Caen (N° 70), sur le voyage de la Grande Duchesse de Toscane, fille du duc d'Orléans et sa visite à Bernières. Elle devait être accompagnée de Mme de Guise.

 

"Le dimanche 3 juillet (1678), Madame la Grande Duchesse fut à Notre Dame de La Délivrande et sur le rivage de la mer, où M. de Matignon luy donna les plaisirs de la pesche et de la promenade sur un vaisseau qu'il avait fait préparer en forme de galère, tiré par un autre plein de rameurs, vestus, ainsy que les pilotes de la galère, d'habits faits exprès de toiles imprimés : tous les vaisseaux de la coste, les uns armés en guerre, et les autres portant plusieurs personnes de qualité, accompagnèrent Son Altesse Royale, qui se rendit ensuite dans le jardin du Seigneur de La Luzerne Brieux en la paroisse de Bernières, où M. de Matignon la régala d'un magnifique soupé avec les grands violons et plusieurs autres instruments. Estant de retour sur les onze heures du soir en cette ville, l'on tira plusieurs fuzées volantes devant son hostel."

Ce joli passage de l'histoire de Bernières appellerait quelques explications sur son contexte et l'identité des personnages en présence. Les recherches effectuées sont partielles et nous sommes obligés de ne formuler que des hypothèses.

La scène se passe en 1678 au manoir de la Luzerne, à Bernières-sur-Mer. Ce manoir fut la propriété de Jacques Moizant de Brieux (1611-1674), l'une des plus importantes personnalités historiques ayant habité Bernières. Il fut, nous dit Hervé Leguillon[2], "tour à tour avocat au parlement de Rouen, conseiller au parlement de Metz, il revint se fixer à Caen ou il fonda l'Académie".

Mais, à l'époque où la scène se passe, Jacques Moisant de Brieux a disparu. C'est certainement l'un de ses enfants, François, Robert ou Catherine qui habitait le domaine. Mais l'histoire présente n'en parle pas.

En revanche, la personnalité invitante semble être M. de Matignon. Son identité est plus difficile à trouver. On sait que la famille de Matignon fut fortement implantée en Bretagne et en Normandie. Coïncidence, le site Internet de la Ville de Caen nous apprend que l'actuel Hôtel d'Escoville, à Caen, autrefois nommé Hôtel du Cheval Blanc, acquis par Guillaume Moisant, père de Jacques, où ce dernier est né, fut loué en partie par la Ville, l'hôtel étant trop vaste pour la famille Moisant. Il servit en particulier pour y loger Monsieur Charles de Matignon, lieutenant général de Normandie, en 1614 ("il marqua son passage au point que l'on parla après lui d'un Hôtel de Matignon, et non plus de l'Hôtel du Grand Cheval" nous dit le site Internet).

Ce Charles de Matignon (1564-1648), comte de Torigni, lieutenant général en la Basse-Normandie, fils du Mareschal de Matignon, Gouverneur de Bourdeaux et de la Guyenne dont parle Montaigne dans ses Essais, s'est-il à ce moment là lié avec la famille Moisant, et leurs descendance respective également ? En tout état de cause, la date de la scène n'est compatible qu'avec les dates de ses petits fils Henri (1633-1681), ou Jacques (1644-1681), tous deux seigneurs de Matignon (cf. les nombreux sites Internet dédiés à la généalogie des Matignon).

Le personnage principal, la Grande duchesse de Toscane, nous est mieux connu. Il s'agit de Marguerite-Louise d'Orléans (Paris, 1645- Paris, 1721), fille de Gaston d'Orléans et petite fille d'Henri IV, épouse de Cosimo III de Toscane (couple, parait il, très mal assorti, lui bigot et austère et elle joviale, ce détail n'a aucun intérêt dans l'histoire qui nous occupe, mais il faut le mentionner néanmoins pour le plaisir de l’anecdote). Mme de Guise était sa soeur.

En ce qui concerne l'objet de sa visite, là encore, on peut s'interroger. Voyage d'agrément ? Pélerinage à La Délivrande ? Mais il semble difficile de croire que La Duchesse ait fait le voyage de Toscane pour cette raison. Plutôt un détour par la Délivrande lors d'un voyage dans la région…

Peut être cette anecdote fera-t-elle l'objet un jour d'explications plus étayées dans ces colonnes. Mais bien sûr, l'essentiel réside dans la poésie de cette histoire. Cette partie de pêche en mer, ce souper, les violons, les fusées, … Comme si la Cour s'était invitée à Bernières… Tout cela méritait qu'on s'y arrête le temps d'une lecture.                      



[1] Impr. F. Le Blanc-Hardel, 1880

[2] In Bernières-sur-Mer, des origines à la Révolution, Lorisse, 2001