D’UN VER A L’AUTRE

Par Christiane Gardou, Francine et Pierre Besson


Faisant suite à l’article sur la « pelouze » paru dans notre précédent bulletin (B.O.N. n°31, décembre 2007), nous avons le plaisir d’apporter à nos lecteurs quelques précisions complémentaires.

Une « pelouze » pouvant en cacher une autre, coexistent à Bernières et dans les villages voisins de la côte deux « pelouzes , celle des fonds vaseux, dans les estuaires de l’Orne ou de la Dives par exemple, la néréis (Nereis diversicolae) dont nous vous avons entretenu dans le précédent bulletin et celle des plages de sable, l’arénicole (Arenicola marina) que nous allons aborder aujourd’hui. Comme en outre, d’une région à l’autre, ces petites bêtes ont reçu de multiples sobriquets, les scientifiques, pour mettre tout le monde d’accord, leur ont donné une dénomination latine, ce qui, bien qu’étant un peu pédant, s’est avéré plus sûr.

Mais n’entrons pas dans cette controverse et restons sur la plage de Bernières : la pêche aux « pelouzes » s’y pratique toujours et même de façon professionnelle en respectant une tradition dont nous nous étions fait l’écho.  

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Jean-François Regnault
Jean-François Regnault

En effet, un Bernièrais de souche, Jean-François Regnault, issu d’une ancienne famille de Bernières, pratique régulièrement la pêche aux vers sur la plage de Bernières et même sur de nombreux autres sites de la Côte de Nacre. Nous avons eu la chance de le rencontrer et, très aimablement, il nous a parlé de son métier de pêcheur, du labeur qu’il exige, du plaisir qu’il procure. Bien entendu, il ne nous a pas livré tous les secrets de cette activité car il y a toujours un savoir-faire, un peu mystérieux, dans toutes les professions de la mer.

 

Une profession bien organisée

 

Dans le département du Calvados, il existe une trentaine de pêcheurs professionnels qui pratiquent la pêche aux vers sur les rivages et les estuaires de la Manche. Ils sont inscrits à la Chambre des Métiers et détiennent une carte professionnelle qui leur donne le droit d’exercer ce type de pêche. Ils livrent leur récolte à une entreprise spécialisée installée à Ranville qui assure la vente et l’expédition des produits. Cette activité rémunérée constitue le gagne-pain de ces pêcheurs.

Il y a quelques années, certains « individus » ont tenté d’intervenir dans cette activité sans respecter les règles sociales et fiscales qui organisent cette profession. Les interventions fermes des pêcheurs professionnels, suivies de contrôles stricts de la gendarmerie maritime, ont vite mis fin à ces pratiques.

Aujourd’hui, un petit nombre de pêcheurs amateurs se livrent aussi à la pêche aux vers mais pour leur compte personnel, sans en assurer le commerce.

Entonnoir et torsade de sable, la signature de l’arénicole   Cliché P.B.
Entonnoir et torsade de sable, la signature de l’arénicole Cliché P.B.

 

Notre pêcheur berniérais

 

Jean-François Regnault, âgé de cinquante-trois ans, exerce son activité professionnelle de pêcheur depuis 1986. L’amour de la mer a été sa première motivation. Il n’y a pas d’école spécialisée pour enseigner cette matière. C’est sur le tas – ou plutôt sur la plage – qu’il a fait son apprentissage, auprès d’un copain qui l’a initié aux secrets de cette pêche très spéciale.

Pratiquant depuis maintenant vingt-deux ans, il possède tous les tours de mains et tout le savoir faire particulier de ce métier. Il est heureux de son activité : elle lui apporte, outre son gagne-pain, une grande liberté pour organiser son emploi du temps et le plaisir de la mer, malgré ses dangers, le froid, le vent, les embruns et les contraintes horaires dues aux marées.

Le ver de sable qu’il pêche est une arénicole (Arenicola marina), l’un des vers les plus gros de nos plages, une annélide polychète proche des néréis mais elle est classée dans les arénicolidées. Elle se niche dans le sable des plages dans la partie découverte à marée basse où elle creuse des sortes de terriers en forme de U. Ainsi cachée dans le substrat humide de la plage, elle se nourrit de débris organiques en suspension dans l’eau de mer : elle aspire l’eau de mer à l’aide d’une grosse trompe côté bouche ce qui produit une sorte d’entonnoir et rejette des excréments à l’extrémité opposée ce qui forme un tortillon de sable rejeté à l’autre bout. On identifie donc sa présence en repérant sur le sable de l’estran des torsades de sable à une dizaine de centimètres d’un petit entonnoir.

Les sexes sont séparés et après leur reproduction en fin d’été, ces animaux s’enfoncent plus profondément dans le sable jusqu’au printemps suivant. Il s’ensuit qu’il est beaucoup plus difficile de les capturer en hiver.

Mais cette petite bête ne sert pas qu’aux pêcheurs ; elle sert aussi à la recherche car son sang contient une molécule d’hémoglobine proche de l’hémoglobine humaine. De nombreux chercheurs s’intéressent aux applications thérapeutiques de ces composés qui sont prometteuses mais il faudra encore attendre leur mise au point.

L’outil indispensable pour traquer la bête !                 Cliché P.B.
L’outil indispensable pour traquer la bête ! Cliché P.B.

La pratique de cette pêche

 

La pêche se pratique à l’aide d’une bêche à quatre dents, pour atteindre les vers qui se trouvent à plus de 30 centimètres de profondeur dans le sable. C’est donc un travail physique très fatiguant car la couche de sable est extrêmement dure. De plus, les conditions climatiques rendent le travail plus pénible : lorsque le vent est froid, lorsqu’il pleut, ou quand darde le soleil.

La récolte va être lavée                                Cliché P.B.
La récolte va être lavée Cliché P.B.

Sur la plage, les vers sont lavés pour éliminer le sable, puis passés au tamis, recueillis dans une caissette en bois dont le fond a été garni de papier journal humide afin d’assurer la conservation des vers vivants.

 A la fin de la journée, la récolte est amenée à l’atelier afin de la conditionner dans les boites d’expédition par groupe de dix ou vingt-cinq unités.

Schéma d’une arénicole dans son terrier de sable
Schéma d’une arénicole dans son terrier de sable

Jean-François livre ces boites trois fois par semaine à l’expéditeur qui en assure la livraison, principalement dans le sud de la France et de l’Espagne où les vers sont très appréciés par les pêcheurs à la ligne. Ils sont d’autant plus recherchés que la Méditerranée est une mer sans marée et qu’il faut plonger pour y récolter les vers !

Les vers se regroupent en bancs, comme on le dit des poissons, à des endroits divers de la plage mais dont l’emplacement est gardé aussi secret que possible pour éviter la concurrence. Jean-François constate au fil des années une diminution de la présence des vers, peut-être due à la pollution de la mer et du sable, peut-être aussi par la pêche intensive tout au long de l’année. Il pratique une pêche sélective pour protéger l’espèce. Il est donc contraint d’étendre son territoire de pêche à une plus grande partie de la côte. De plus, par respect de la nature, il n’épuise pas les bancs afin de favoriser la reproduction.

Pendant la belle saison, la pointe de la reproduction coïncide avec le pic de la demande. Cette demande augmente tant de la part des utilisateurs professionnels que de celle des amateurs dont le nombre croît régulièrement. Pour y répondre, Jean-François travaille sept jours sur sept et met à profit toutes les heures des longues journées de l’été. Il y a quelques années, il travaillait même la nuit à la lumière d’une torche comme dans la mine.

Aujourd’hui, même s’il a ralenti son rythme, Jean-François Regnault reste passionné par son métier qu’il souhaite pratiquer le plus longtemps possible pour jouir de sa liberté malgré les dures conditions de ce travail qu’il aime, dont il est fier. Son grand regret : la relève n’est pas assurée par les jeunes générations.

 

 

N.B. : la plage de Bernières et celles de la côte sont intégrées dans une ZNIEFF (Zone Naturelle d’Intérêt Ecologique Faunistique et Floristique) et donc la pêche, y compris « pêche à pied » y est réglementée.