FAIRE « LA PELOUZE »

Par Christiane Gardou, Francine et Pierre Besson


 

Dans les archives familiales figurent de nombreuses lettres du cousin Ernest. Ce fervent adepte des séjours en bord de mer, voue un véritable amour à la station balnéaire de Bernières. Il n’oublie jamais de donner à son lointain cousinage des nouvelles de ses vacances et de l’informer des us et coutumes locaux qu’il découvre et qui bien souvent le surprennent (voir la « lettre à mon cousin » in bulletin B.O.N. n°28, juin 2006).

 


M

on Cher Cousin,

 

 

Nous sommes à nouveau venus à Bernières pour passer deux semaines de vacances d’été. Henriette a insisté pour que nous reprenions les habitudes de l’an passé : nous arrivons le samedi soir, nous installons à l’Hôtel Belle Plage où nous avons nos habitudes et je repars à Paris le dimanche soir. Henriette regrette mon départ mais m’assure qu’elle ne se languit pas pendant la semaine car elle trouve sur place de nombreuses distractions. La petite Emilie adore les jeux de plage ; maintenant qu’elle a grandi, elle peut rester à la plage sous la garde du maître-nageur qui lui apprend à nager pendant qu’Henriette jouit d’un peu de liberté.

Je n’apprécie toujours pas les bains de mer mais, tout en admirant les tenues de bains des ravissantes baigneuses, j’ai fait la connaissance de sympathiques pécheurs à pied avec lesquels je discute longuement : tu sais comme je suis bavard.

Dans nos premiers entretiens, je n’ai pas bien compris leur activité ; ils m’ont dit qu’ils faisaient la « pelouze » : j’ai cru qu’il s’agissait d’entretien de jardin !!!!! Pourtant ils passent l’essentiel de leur journée sur la plage.

Maintenant, je connais bien ce travail et j’ai plaisir à te l’expliquer.

Il s’agit d’une activité régionale peu connue, un ancien métier traditionnel : le ramassage de la « pelouze ». Ce mot normand désigne le NEREIS DIVERSICOLOR, un gros ver vivant dans la vase. Celui-ci est très recherché par les pêcheurs en mer qui l’utilisent vivant comme appât enfilé sur l’hameçon.

Grâce aux informations que m’a données une aimable parisienne, habituée de Bernières et spécialiste des sciences naturelles, tu pourras prendre connaissance des caractéristiques et des mœurs pour le moins étranges de cette bestiole.

Les Néréis[1] (ou encore pelouze, gravette, esque ou chatte) vivent dans les sables plus ou moins vaseux découvrant à chaque marée où elles se nourrissent principalement d’algues vertes. Elles font partie des Annélides polychètes dites errantes parce qu’elles ne vivent pas toujours sur le fond et sont capables de nager dans l’eau de mer à marée haute grâce à la présence de pieds munis de cires et de soies. Elles nagent en se tortillant dans l’eau. Leurs mouvements étant très attractifs pour les poissons, elles sont souvent employées comme amorces par les pêcheurs.

Au moment de la reproduction la partie postérieure des annélides mâles ou femelles contenant les produits sexuels se transforme et se détache de la partie antérieure. Le fragment caudal sexué régénère une tête et mène une vie autonome en nageant vers la surface de l’eau sous le nom d’Hétéronéréis pour participer à des danses nuptiales qui semblent obéir à un rythme lunaire : ce mode de reproduction est appelé épitoquie [2].



[1] Nereis, par analogie avec les Nereides, divinité féminines grecques personnifiant la nature sauvage, filles de Nérée, nymphes de la mer qui vivaient dans des palais sous-marins et symbolisaient l’aspect mouvant des vagues. Elles avaient pour nom Amphitrite, Thétis et Galathée.

 

[2] Epitoquie, du grec epi = sur et tokos = enfantement, en image du mode de reproduction de ces animaux.

 

Les danses nuptiales, faciles à observer lors de pêches planctoniques nocturnes par mer calme avec lanterne, ont été déjà bien décrites par Fage et Legendre dès 1927 :

« … On voit apparaître des Hétéronéréis qui traversent le champ éclairé comme des flèches d’un rose clair. Leur nombre augmente rapidement, donnant l’impression d’une véritable avalanche. Des groupes de danseurs se forment de tous côtés, composés d’une femelle et de plusieurs mâles. La femelle tourne en rond, les mâles décrivent autour d’elle des cercles et des boucles. L’agitation croît au fur et à mesure que d’autres arrivent. Une ponte se produit, la femelle lâche ses œufs… ; les mâles éjaculent dans la masse…Les danses se multiplient, s’activent, comme si les produits sexuels flottants attiraient et excitaient des nombres toujours plus croissants d’individus. L’eau devient laiteuse, puis trouble de sperme et d’œufs. Des femelles isolées dansent et pondent dans ce lait, bien qu’aucun mâle ne les approche. C’est un rut général tel que, quand on rentre la lanterne à bord, la mer semble bouillonner à perte de vue d’Hétéronéréis tourbillonnantes…. ».

Au cours du 20ème siècle de nombreuses expériences de laboratoire ont été entreprises sur ces animaux en dehors de l’étude de l’épitoquie car ces annélides [1] sont douées d’un pouvoir de régénération surprenant. Lorsqu’on leur coupe la tête, la queue ou les deux à la fois elles sont capables de se reconstituer par régénération : une tête côté tête et une queue à l’opposé. Elles peuvent même régénérer un animal avec tête et queue à partir d’anneaux isolés (de l’ordre du millimètre) et cela en conservant leur orientation initiale tête-queue ou se reconstituer entièrement lorsqu’on leur ôte par microchirurgie une partie de leur tube digestif, etc.

Actuellement on étudie encore sous l’angle physiologique et moléculaire leur fameuse biologie de la reproduction et du développement ainsi que leur classification.

Voilà, mon cher cousin, une explication scientifique qui devrait te plaire et satisfaire ton souci constant de parfaire ta culture générale.



[1] Annelide, du latin annel = anneau, en raison du corps formé d’une multitude d’anneaux (= vers annelés).

 

Ramasseurs de pelouzes dans la baie de l’Orne   Clché JYJ
Ramasseurs de pelouzes dans la baie de l’Orne Clché JYJ

Mais laissons les scientifiques et revenons à nos amis pêcheurs de « pelouze ».

 

 

Leurs seuls outils de travail sont des cuissardes, un croc et une boite en bois. Ils grattent le sable à l’aide du croc à la recherche des vers.

La « bestiole » est fuyante et fragile. Il faut être vif et délicat pour l’attraper sans l’abîmer. Dès qu’un gisement est découvert, on profite du ver en surface ; la vase fait ventouse ; on pioche le plus profond possible avec un croc plus ou moins grand.

Les vers sont ensuite passés sur le tamis puis mis, avec des algues hachées, dans une boite rectangulaire en bois. Le gabarit rempli donne le poids. Les boites sont revendues à un mareyeur qui les expédie dans la France entière et même à l’étranger comme appât pour la pêche.

Ce travail exige habileté et endurance. Il faut se lever tôt, se coucher tard selon ce que dicte la marée. Il faut savoir travailler par tous les temps. Le pêcheur courbe l’échine pendant des heures, grattant le sable avec son croc. Il vit au rythme des marées et du temps, subissant les agressions du vent, des intempéries, du froid….Il profite aussi des belles journées qui ensoleillent la Côte de Nacre. Tous connaissent la mer, ses moindres recoins et ses moindres dangers. C’est pour cela qu’ils la respectent.

Il s’agit d’une activité à temps plein ou d’appoint. C’est un savoir faire qui se transmet de génération en génération.

La « pelouze » est une ressource rare, prélevée de manière parcimonieuse sans jamais mettre en péril son renouvellement. Tantôt, les pêcheurs la laissent se reposer, tantôt, ils la travaillent. Ils ont appris à gérer les terrains en fonction des saisons et selon l’abondance ou la rareté des vers. Ils sont en fait les jardiniers de la mer. Je n’avais pas complètement tort dans ma première interprétation !!!!!

Tu vois combien est riche la vie de Bernières où l’on travaille en mer quand les estivants se prélassent au soleil. Les artisans et les commerçants dont je t’ai parlé dans une précédente lettre, ne chôment pas non plus : ils sont toujours aux petits soins pour les vacanciers.

Je te parlerai peut-être aussi dans une autre missive de l’activité des agriculteurs de Bernières.

En attendant mon retour à Paris pour ma semaine de travail, Henriette et Emilie qui viennent de revenir de la plage, t’adressent tous leurs baisers.

Bien fraternellement

 

Ernest

 

Les auteurs remercient vivement J.Y. JEGOUREL, CPIE de la vallée de l’Orne, de son aimable accueil et de la documentation fournie.